On ne peut méditer sur le Magnificat sans quelque pensée pour le Cantique d'Anne, mère de Samuel (1 S, 2, 1-10). Marie la juive s'inspire de ce psaume, au point que son chant est une libre récitation de la louange ancienne. Aux deux femmes, Dieu a annoncé un enfant ; elles élèvent un hymne de joie, saluant la miséricorde du Dieu qui exalte les petits et disperse les forts. Et pourtant ces deux prières si proches n'ont pas le même éclairage : la grâce de Dieu a pris chez Marie un autre visage.
Anne est stérile : déshonneur et souffrance. Elle implore la pitié de Dieu, lui offrant le fils qu'elle n'a pas encore. La voilà mère : telle est la grâce ancienne. Samuel est consacré : telle la piété de ce temps-là. Marie est fiancée à Joseph. L'heure n'est pas venue d'enfanter.
Elle ne connaît ni l'impatience, ni l'angoisse, ni la déception. Elle tient déjà son bonheur ; il est dans sa vie modeste, dans l'honneur prochain d'appartenir à la maison de David. Tout vient en son temps et il est des temps pour tout, comme dit la sagesse juive. Marie de Nazareth est dans le temps des promesses. Aussi l'ange la jette-t-il dans un grand trouble. Telle est la grâce nouvelle : un événement surprenant, provocateur, qui disloque l'ordre des jours et renverse un programme de vie et une pensée sage.
La grâce ici n'est plus réponse à une attente ; elle n'exauce pas un vœu, ne calme pas un tourment. Elle fait plutôt le contraire, portant l'angoisse, troublant la paix, déroutant un projet. Loin de combler une espérance, elle fait frôler le désespoir. L'ange n'amène-t-il pas le déshonneur, la répudiation, le reproche de toute la ville ? La première manifestation de Jésus a la forme d'une transgression. On ne saurait faire apprentissage plus précoce, et l'on ne s'étonnera pas que ce fils, à douze ans, se rebelle contre les usages établis et, à trente, entame un grand procès d'ironie avec les bonnes consciences de son temps.
Mais la grâce n'est pas seulement ce trouble. Ou elle n'est peut-être ce trouble que parce qu'elle est d'abord émerveillement. La joie de Dieu secoue parce qu'elle étonne ; et elle étonne parce qu'elle fait le don d'une irrésistible imagination. En malmenant ses volontés, en brisant ses prévisions, la grâce irradie Marie de sa vision neuve, et fait d'elle un être nouveau. La jeune fille vivait sous la loi des hommes, la voici submergée par la poétique de Dieu. Dans ce royaume, l'exception triomphe du régulier, l'impossible du possible, l'inouï des habitudes. La bonne nouvelle est bien nouvelle, qui « jamais n'était montée au cœur de l'homme » (1 Co 2, 9). France Quéré